Histoires de jeux

Histoires de jeux

Derrière ses apparentes bonnes manières, le Londonien peut-être le pire des hôtes et Geoffroy ne trouva jamais sa place dans la capitale, quel que soit le milieu social qu’il fréquentait. Les premières années, les nobles qualifiaient ses manières de comportement de rustre frenchie et de même que les cercles ouvriers critiquaient sa posture pète-sec de nobliau. Aussi décida-t-il de vivre en marge de tous, ne s’accordant que quelques rates virées pour se sustenter. Même sa soif l’avait quitté. La bestialité qui l’avait tant guidé, était restée au fond de la Manche, tuée par les années d’ennuis sous les eaux qui l’avaient amené à ressasser le fil de son existence.

Lors d’une de ces excursions, il tomba sur le cadavre d’une femme qui venait d’enfanter. Son bébé, baignant dans le sang, hurlait. Geoffroy avait coupé le cordon pour me saisir dans ses bras. S’il n’employa jamais à mon égard les mots de son père : “Ton premier acte a été de tuer ta mère”, je sais aujourd’hui que c’est ce qu’il pensait à cet instant. Je n’étais rien. Je serais mort en quelques heures voire moins pour peu qu’un chien errant passe par cette ruelle. Pourtant, malgré des siècles à laisser libre cours à sa cruauté, malgré d’innombrables massacres, Geoffroy s’était dit à cet instant, qu’il pourrait être meilleur que son géniteur. Il me cala dans le pli de son coude, me couvrit de son manteau et m’accorda une vie.

Trente années passèrent et je ne le voyais plus depuis longtemps comme celui qui m’avait sauvé, celui que je protégeais le jour et qui me couvrais la nuit, celui avec qui je partageais une répulsion farouche du reste de la Société. Ces dernières années, j’avais appris à aimer celui qu’il était et avec qui je voulais partager des siècles. Il semblait partager ce sentiment, mais me refusait ce présent, prétextant que j’ignorais tout de ce que l’immortalité signifiait, de ce qu’elle prenait. Il me regardait vieillir dans ses bras, et je ne comprenais pas l’âme déchirée que je voyais à travers ses yeux. Cette nuit, pourtant, il céda. Alors que nous nous embrassions, il mordit ma langue. Je bénis son amour qui l’avait fait plier, mais son acte était purement égoïste. Je le sais maintenant, comme il le savait alors que nos sangs se mêlaient. Il savait quand la chaleur déchirait mon corps et qu’il pleurait. Il savait quand mon corps commença à changer et qu’il resserrait son étreinte. Il savait qu’il aurait dû partir. Il savait que jusqu’à son premier meurtre, un vampire naissant était bien plus fort que n’importe quelle autre créature. Il savait qu’il était exactement où il souhaitait être.

Tandis que du pouce, je caresse la lanière d’Astrid blanchie par des siècles du même traitement, je tiens ton cœur dans l’autre main et je te comprends enfin Jo. Tu n’attendais que ça et bien que tu m’aies aimé, dans cette ultime étreinte, je n’étais que l’instrument de ton désespoir, ton arme, la seule qui pouvait mettre fin à ta trop longue agonie. Tu savais tout ça, putain d’égoïste. Tout… Ou presque. Tu ignorais que ce faisant, tu me transmettrais ton parcours, ta connaissance, chacune de tes foulées, de tes passions, de tes crimes, que ma seconde vie serait déjà emplie des tiennes, que cet instant te scellerait en moi, et que ce faisant, tu ferais de moi le chroniqueur d’un vampire millénaire.