Histoires de jeux

Le temps passant, les expériences et souvenirs ont tendance à s’estomper jusqu’à être oubliés. N’hésitez pas à les survoler, voire à cliquer dessus pour pouvoir les consulter.

Mon premier acte fut de tuer ma mère en naissant, du moins, c'est ce que mon ivrogne de géniteur me tint comme discours jusqu'à ce que j'aie cinq ans, âge où il considéra que me nourrir lui revenait trop cher… Il me jeta dehors et je ne conserve aucun souvenir de cette époque, même pas le nom qui me fut donné, si tant est qu'il y en eut un.

La douce fille de Durand, Astrid, me prit par surprise en déposant un baiser sur ma joue alors que j’amassais le foin à destination de la charbonnière. La fourche que j’utilisais alors et qui n’en a plus vraiment la forme aujourd’hui, ne me quitta plus.

Il fallut une dizaine d’années à Durand pour m’adresser un sourire franc et c’est quand j’attrapais d’une main une poutre que son vieux corps meurtri venait de lâcher qu’il me l’offrit. S’il ne me considéra jamais comme son fils, j’aime croire que dans mes derniers instants de vivant, il appréciait au moins la compagnie de la main d'œuvre qu’il avait choisi de recueillir alors qu'il n'était qu'un enfant des rues.

En route pour le marché, Astrid, tournée vers moi, percuta l’homme à qui je devais la vie, beuglant dans un jargon incompréhensible digne de borborygmes. Il repartit en titubant, Astrid à sa suite, pour lui rendre l’argent qu’il avait fait tomber au sol. Je m’aperçus, au coucher, qu’un sol de mon père s’était glissé dans un pli de ma chainse. Je ne savais à l’époque ce qui me rongeait, mais mes pas me guidèrent instinctivement vers sa porte que je fracassais à grands bruits  ; mes doigts s’enfoncèrent facilement dans sa chair pour saisir directement ses os et le maintenir en place le temps que je le vide de son sang ; celui qui me donna la vie fut le premier à étancher ma nouvelle soif ; déposant le sol que j’avais gardé jusque-là ; je me dis qu’avec ma vie perdue et ce sou, je ne lui devais plus rien. Avec la mort sordide de mon géniteur et mes habitudes diurnes qui changeaient radicalement, même s'il ne savait y donner de nom, pas plus que moi à l'époque d'ailleurs, Durand commençait à comprendre à quel point ma nature profonde était bouleversée ; sans doute aurait-il mieux fait de me cueillir à coup de fourche et de torche à l'aide d'autres villageois, mais il décida de me confronter, me prenant à partie quant à la mort d'Astrid ; il y perdit la vie dans un accès d'une colère sourde que je ne maîtrisais aucunement à cet instant ; trois morts autour de moi, le lien serait vite fait et il était temps pour moi de tirer un trait sur ces lieux, cette vie, ce passé.

J’ai toujours su qu’Astrid n’éprouvait pour moi que gentillesse, et même si je savais que ça déchirerait mon cœur, je ne pus m’empêcher de la suivre, une des nuits où elle rejoignait son amant. Il se prénommait Lambert et semblait avoir sur elle une emprise totale. Alors qu’elle saignait sous ses baisers, je tentais de m’interposer, mais fus plaqué au sol avant de m’en rendre compte, une jambe broyée par l’animal qui, réalisant les sentiments qui m’attachaient à elle, m’accorda cruellement la non-vie et m’invita à profiter du spectacle où, profitant de ma léthargie, il arracha chaque membre d’une Astrid transie qui ne poussa le moindre cri.

Nos chemins se croisèrent à nouveau alors que Lambert était aux prises avec une créature d'une autre espèce et que cette dernière venait de lui arracher les jambes, le laissant pour mort ; je ne sus contenir un rire démoniaque face à tant d'ironie, pourtant, bien loin de l'abandonner à son sort, je choisis de soigner Lambert, de mon propre sang et de l'accueillir chez moi une fois ses plaies refermées ; sans membre inférieur, il ne quitterait plus jamais le fauteuil où je l'avais installé et où, chaque nuit, je passais une heure à le torturer avant de le nourrir de sang d'animal.

J'errais de lieux sales en lieux encore plus sordides, me gavant de tous les plaisirs qui s'offraient à moi, sans en subir de contre-coups, pas plus de migraine d'alcool que de maladies de filles de joie ; je ne saurais dire depuis combien de temps, j'avais quitté mon couchage empli de puces de chez Durand.

Tandis que je sortais d'une de mes escapades nocturnes à demi-nu, un nobliau m'envoya valser au sol ; me relevant, je constatai qu'il m'avait prélevé un doigt et que ma peau se refermait déjà, me privant à jamais de cet appendice ; "Si je te prends à nouveau à souiller notre condition, c'est ta non-vie que je prendrai" ; Marcus disparut.

"Tiède, comme vous le désirez, Seigneur Otto", me dit Vivien en me tendant une coupe ; tout noble qui se respecte se doit d'avoir un intendant de qualité, le mien, connaissant ma nature profonde, espérait que je puisse résoudre les problèmes de santé de sa fille Eugénie et de fait, se pliait docilement à chacun de mes désirs, telle la saignée qu'il s'infligeait chaque soir pour m'accueillir au lever ; les notes sucrées qu'il cachait en lui, me mettaient toujours de bonne humeur.

Surpris par le soleil comme le plus sombre des imbéciles, je me terrais dans une ruelle voyant l’ombre salvatrice se réduire à chaque instant et ma panique grandir proportionnellement ; de l’autre côté de la ruelle, une mère serrait son enfant, apeurée par mes crocs et mon visage bestial ; quand les rayons commencèrent à lécher le bout de mes pieds, m’arrachant d'horribles hurlements, le garçon traversa la venelle et m’enveloppa dans une couverture puis me tendit une boule de tissu qui devait habituellement le rassurer et qu’il imaginait être aussi efficace pour moi ; malgré l’odeur de saleté et d’urine, j’acceptais l’ensemble ; à la nuit tombée, alors que leur sang frais aurait sans doute guéri mes plaies rapidement, je les laissais en paix et ce n’est que bien plus tard que je croisais à nouveau le chemin de Vivien.

À la mort de sa fille, Vivien provoqua la sienne, me laissant seul, seul sans son accueil sucré, sans personne pour m'amener mes repas chaque nuit ; n'ayant jamais éprouvé de plaisir particulier pour la chasse, je fis augmenter les emprisonnements sur mon duché pour raisons diverses et variées ; étonnamment, les geôles, elles, étaient souvent libérées à la nuit tombée.

Quels piètres compatriotes que ceux qui cherchent depuis trois ans la Bête qui décime leurs familles ; ils y voient qui un châtiment divin, qui un chien immense, un loup, une bête exotique et son chaman ; d’aucuns n’imaginent que c’est un noble de leur rang qui dépèce leur descendance et se repaît chaque nuit de leur chaire, sentant trembler leurs membres, leurs gorges se nouer tandis qu’il arrache les dernières traces de vie à leurs filles, et qu’ils restent immobiles, tétanisés derrière la porte.

Je ne pense pas me souvenir d’une personne plus idiote et maladroite que l’armurier du Comte qui, souhaitant me montrer ses talents, se fendit de quelques moulinets de l’épée en argent que le comte avait fait forger pour terrasser la Bête de ses mains, dans un acte de gloire qui lui vaudrait sans doute l’attention du Roi ; cet imbécile en trébuchant avait entamé la peau de mon cou qui brûla instantanément au contact du métal, me laissant coi ; inconsciemment et par pur réflexe, je le fis traverser trois murs et, alors que j’approchais de son corps au souffle court pour abréger ses souffrances, je vis dans ses yeux qu’il comprenait que de loup il n’y avait point, et que lui, petit armurier, venait de trouver la Bête.

Au diable la Comtesse qui, attirée par le bruit réveilla le château, alors que je n’avais pas terminé l’armurier ; je ne saurai expliquer pourquoi j’empoignais la garde de la fameuse épée dans ma fuite, mais elle fut le seul bien que je pus emporter avant de quitter cette maudite région où je ne reviendrai jamais ; le comte de Morangiès laissa place à Joseph Langeois et l’Angleterre où je n’avais jamais mis les pieds, me tendait les bras… et les organes de ses habitants.

J’avais cessé le décompte des années, seul, au fond de la Manche, écrasé par le poids du navire chaviré, qui devait m’amener en Angleterre ; une lumière très vive m’arracha du sommeil, des hommes vêtus de combinaisons dégageaient les décombres à l’aide d’outils que je n’avais jamais vus auparavant ; lorsqu’ils m’amenèrent sur le pont glacé (était-il réellement en métal ?) de leur navire, j’étreignis le premier venu et enchaînait avec tout l’équipage ; fort heureusement, la raison stoppa ma faim pour laisser le capitaine en vie, lui, m’amènerait à bon port.

Deux générations à Londres et ces stupides Rosbeefs se rient continuellement de moi, de mon accent, me donnant du “Jo le p’tit frenchie”, “Jo, la patte folle de Gaule” ; leurs moqueries ne cessent qu’à l’instant où je les saigne, mais je ne peux laisser libre cours, pas plus à ma rage qu’à ma faim, du moins, pas si je souhaite rester au sein de cette communauté, aussi, je me suis servi des connaissances anatomiques accumulées lors des années passées à torturer Lambert, pour intégrer un service de médecine légale ; ils ne se moquent plus et me trouvent juste bizarre ; de mon côté, je m’amuse toujours à voir arriver sur ma table, un cadavre que j’ai vidé de son sang, plus tôt dans la semaine.